Nous sommes un mercredi matin d’octobre 2021 dans une petite salle d’audience du nouveau Palais de Justice de Bruxelles. Un peu moins d’une centaine de personnes ainsi que plusieurs médias sont venus assister à ce qui semble être un évènement singulier: l’Etat belge est cité pour crimes contre l’humanité commis pendant la période coloniale. Celui-ci est en effet accusé d’avoir procédé entre 1959 et 1962 à l’enlèvement de cinq enfants métisses, de les avoir placées dans des institutions religieuses au Congo où elles ont subi des violences, et où elles ont ensuite été abandonnées au moment de l’indépendance en 1960. Si les plaignantes, maintenant des dames d’un âge certain, ne sont que cinq à demander des réparations à l’Etat, elles font pourtant partie des milliers d’enfants métis qui ont été soustraits à leurs familles par l’administration coloniale au Congo et au Ruanda-Urundi. Cette pratique de ségrégation ciblée et d’enlèvement forcé par l’Etat belge s’explique par la volonté d’isoler les enfants métis, considérés à l’époque comme un danger pour l’ordre colonial, une menace au prestige blanc, une incarnation de la dégénérescence européenne et de la décadence morale1.
L’ouverture de ce procès le 13 octobre 2021, plus de 60 ans après les faits, permet d’interroger à nouveaux frais la question de la pertinence de l’usage des tribunaux pour répondre aux violences de masse et aux injustices historiques, et en particulier, pour faire reconnaître et réparer les crimes commis pendant la colonisation. En effet, l’investissement de l’espace judiciaire présente en l’occurrence un caractère paradoxal en ce que cette initiative semble être une nécessité car les revendications portées par les enfants métis depuis des années sont restées sans réponse malgré une reconnaissance officielle par l’Etat belge. Mais le procès se présente aussi comme un espace fortement contraignant pour les plaignantes qui doivent se soumettre à la banalisation de la violence coloniale – qu’elles ont vécue intimement – par l’Etat belge.
Le dossier des enfants métis est généralement considéré comme étant le plus avancé dans la reconnaissance des crimes commis pendant la colonisation par la Belgique2. En effet, par plusieurs actes, l’Etat belge a reconnu à partir de 2015 avoir procédé à cette pratique de ségrégation ciblée ainsi qu’à l’enlèvement forcé des enfants métis3. Cette reconnaissance a été faite successivement à partir de 2017 par plusieurs parlements des entités fédérées, suivi en 2018 par le parlement fédéral4. En 2019, le premier ministre Charles Michel a publiquement présenté ses excuses5.
La résolution du parlement fédéral a enjoint le gouvernement belge à adopter une procédure d’octroi ou de recouvrement de la nationalité pour les enfants métis, à mettre en place un mécanisme permettant de consulter les archives coloniales en Belgique, et à examiner de quelle manière “par des moyens d’ordre moral et administratif il peut réparer les injustices passées faites aux mères africaines auxquelles leurs enfants ont été enlevées et (…) les préjudices occasionnés aux métis issus de la colonisation”6.
Pourtant, deux ans après cette reconnaissance par les différents parlements et les excuses présentées par le premier ministre, les enfants métis n’ont eu accès aux archives et aucune réparation telle que suggérée par le parlement n’a été considérée. Pour reprendre les termes des avocats des cinq femmes métisses pendant le procès du 13 octobre: “La question de l’indemnisation des victimes a simplement été balayée et sortie de l’agenda. La loi de réparation tant attendue par les victimes n’a jamais vu le jour. Les plaignantes n’ont eu d’autre recours que de se tourner vers la justice afin d’obtenir réparation”7.
Les débats à l’audience ont fait état de nombreuses démarches entreprises par les plaignantes et leurs avocats auprès des différentes administrations et auprès du ministère des Affaires étrangères pour essayer d’avoir accès aux dossiers d’archives, sans succès. Pis encore, l’administration a notamment répondu dans certains cas que, nonobstant la reconnaissance par l’Etat, plusieurs années allaient être nécessaires pour leur permettre d’avoir accès aux documents administratifs qu’ils souhaitaient atteindre.
Ces écueils illustrent à suffisance la nécessité pour les cinq femmes de saisir les instances judiciaires pour pousser l’Etat à mettre en œuvre ses engagements. Ils démontrent également les limites de l’investissement dans les espaces politiques où la reconnaissance des faits commis pendant la colonisation ne donne pas nécessairement lieu à des réparations matérielles, pas plus qu’à la mise en œuvre d’autres engagements concrets. Le recours aux tribunaux paraît dès lors indispensable car les acquis politiques restent fragiles et soumis aux aléas des équilibres politiques d’une période donnée. Le procès constitue ainsi une issue en ce qu’il donne la possibilité de contraindre les acteurs politiques et sociaux à concrétiser leurs promesses et ce faisant à sortir des engagements politiques creux. Mais en même temps, il impose une violence et des contraintes qui lui sont propres.
Si le procès offre une issue à l’impasse politique, les débats à l’audience s’avèrent pourtant être une épreuve, tant les arguments de l’Etat belge imposent une violence supplémentaire aux cinq femmes métisses. En effet, l’un de ses principaux axes d’argumentation est d’avancer que la qualification des faits exige de se placer à l’époque de la colonisation, au cours de laquelle les pratiques de ségrégation ciblée et d’enlèvement forcés d’enfants n’étaient pas considérées par la communauté internationale comme étant un crime contre l’humanité. C’est ainsi que l’avocate indique qu’«il faut qualifier les faits selon le droit et le contexte jurisprudentiel de l’époque : il faut préserver à chaque cénacle ses objectifs »8.
Cette position revient à dire que, même si l’Etat a reconnu les faits par plusieurs actes officiels dans l’espace politique, il adopte dans ce procès une position différente qui lui permet d’éviter la qualification de crime contre l’humanité. L’Etat opère ainsi une distinction entre son approche dans l’espace politique et celle adoptée dans l’espace judiciaire. Autrement dit, dans l’espace politique, il peut apprécier les actes à l’aune des normes contemporaines alors que dans l’espace judiciaire, il faut les considérer à la lumière des perceptions de l’époque de la colonisation.
L’incongruité de cette situation est particulièrement saisissable au procès du 13 octobre où plusieurs soupirs et étonnements se sont faits entendre. Comment en effet considérer que, dans une salle d’audience de Bruxelles au 21e siècle, devant des plaignantes qui portent encore les séquelles psychologiques et matérielles de cette violence de l’Etat, celui-ci en vient à soutenir qu’il faut se placer à l’époque des faits pour les juger ? En d’autres termes, qu’il faut endosser l’habit moral de l’époque pour juger les faits maintenant.
C’est cet argument, assené avec force et répétition, qui a convaincu la juge à rejeter la demande de réparations des cinq femmes métisses et à soutenir que “menée aujourd’hui, une politique de placement d’enfants métis comparable à celle dénoncée par les demanderesses tomberait vraisemblablement sous le coup de l’incrimination de [crime contre l’humanité]. Il n’en demeure pas moins que ces éléments contextuels ne permettent pas d’établir qu’entre 1948 et 1961, la politique de placement d’enfants métis dans des institutions religieuses pour des motifs raciaux était considérée par la Communauté des Etats comme un crime contre l’humanité et incriminée comme telle”9.
Et comme si cet argument ne suffisait pas, la disqualification des demandes des plaignantes s’amplifie dès lors que l’Etat belge considère que leur action en justice a pour effet de « renforcer les clivages identitaires et d’attiser les haines au lieu de renforcer le sentiment de continuité historique et d’identité collective de la communauté nationale ». En d’autres termes, pour l’Etat, que ces cinq femmes métisses demandent justice fait d’elles des agitatrices qui alimentent les ressentiments entre les populations.
Un autre argument de l’Etat belge vient dévoiler ce passage d’un Etat empathique dans l’espace politique à un Etat «prêt à tout» pour disqualifier les demandes de justice des cinq femmes métisses. Celui-ci soutient en effet que les plaignantes « ne prouvent ni l’existence, ni l’étendue du préjudice et, par conséquent, si des dommages devaient leur être payés, ceux-ci soient réduits à un euro symbolique. »10 Ce dispositif argumentaire déployé par l’Etat dévoile une forme de double discours dans lequel coexistent, d’une part, des actes qui sont reconnus et des excuses qui sont présentées et, d’autre part le déni du caractère intrinsèquement inhumain des actes com, mis et du besoin de justice des victimes.
Ce double discours invite ainsi à réfléchir aux contraintes imposées par l’espace politique et l’espace judiciaire dans la reconnaissance des crimes de la colonisation. D’un côté, l’investissement dans l’espace politique laisse entrevoir de nombreuses limites puisque les engagements pris par les Etats ne donnent pas lieu à de véritables actions concrètes. D’un autre côté, si le procès apparait nécessaire pour contourner la fragilité des acquis dans l’espace politique, il semble coûteux pour les plaignantes. En s’entendant accusées de diviser les communautés, les plaignantes doivent en effet subir un revirement de l’Etat, qui avait pourtant reconnu officiellement les faits reprochés. De plus, dans la mesure où elles doivent rembourser les frais de procédures engagés par l’Etat, elles font face à un coût matériel non négligeable.
On en vient donc à se demander où porter ces demandes pour la reconnaissance des crimes coloniaux, compte tenu des contraintes qui pèsent sur chaque espace ? Dans quelle mesure les institutions judiciaires peuvent-elles être un espace de justice, tant pour les victimes de violence que pour celles et ceux poursuivant la reconnaissance des crimes de la colonisation ? Où déployer les efforts dans un contexte où l’Etat est pour une reconnaissance uniquement symbolique ?